Les Fjords de l’Est : Le glacier-Le musée des pêcheurs français
Quatrième jour.
Nous longeons une dernière fois le glacier du Vatnajokul sans voir grand-chose du fait des circonstances météorologiques. Un autre arrêt le long du fjord restera sans suite à cause d’une pluie intense. Une amélioration nous permet d’admirer le petit port de Djupivogur.
Le port de Faskrudsfjordur rappelle avec son musée la présence des pêcheurs français pendant près de trois siècles. Pour ces marins bretons, l’Islande était plus proche que Paris. La vie de ces pêcheurs a été décrite par Pierre Loti. La pêche à la morue était rendue difficile par la durée de la pêche étalée sur six mois. La morue était pêchée à la ligne et le travail rémunéré à la tâche, en fonction du nombre de langues de morues prélevées. Les accidents étaient nombreux, l’hygiène absente. C‘est la raison pour laquelle un hôpital fut construit sur le port que nous visitons. Le musée a reconstitué plusieurs scènes montrant les blessés attendant la consultation, l’un d’entre eux étant soigné par une infirmière. Une reconstitution parfaite de la cale du navire montre l’entassement des couchettes. Plusieurs écrans retracent la vie des marins et leurs relations avec leurs familles avec des cartes postales ou des lettres.
Le musée est neuf et des extensions sont en cours. Les constructions, le nom des rues, le cimetière, tout ici rappelle la présence française. Surtout les naufrages de 400 goélettes sont mentionnés à côté d’une ancre et d’un mât brisé placés le long de la rue principale. Notre vidéo qui balaye l’espace où les goélettes étaient en panne montre un univers sans couleur où seules les maisons en apportent.
Mais Pierre Loti conte la vie et les rêves de ces pêcheurs avec une gravité et une poésie rare. Chacun de ses romans correspond à un pays différent. Il réalise une étude naturaliste et psychologique sur les mœurs de chaque pays. Il s'immerge entièrement dans la culture de son voyage. Il a une vision de l'altérité qui n'est pas intellectuelle mais sensible. Son lyrisme et son conformisme l’ont fait préférer à Emile Zola pour son élection à l’Académie française et au Goncourt. Officier de marine avec d’éminents états de services, il connut de multiples promotions en plus de quarante ans d’activité sur 29 navires différents.
Pierre Loti – Pêcheurs d’Islande
Il y avait du feu dans un fourneau ; leurs vêtements mouillés séchaient, en répandant de la vapeur qui se mêlait aux fumées de leurs pipes de terre. Leur table massive occupait toute leur demeure ; elle en prenait très exactement la forme, et il restait juste de quoi se couler autour pour s’asseoir sur des caissons étroits scellés aux murailles de chêne. De grosses poutres passaient au-dessus d’eux, presque à toucher leurs têtes ; et, derrière leurs dos, des couchettes qui semblaient creusées dans l’épaisseur de la charpente s’ouvraient comme les niches d’un caveau pour mettre les morts. Toutes ces boiseries étaient grossières et frustes, imprégnées d’humidité et de sel ; usées, polies par les frottements de leurs mains. Dehors, ce devait être la mer et la nuit, l’infinie désolation des eaux noires et profondes.
À bord, ils ne possédaient en tout que trois couchettes, – une pour deux – et ils y dormaient à tour de rôle, en se partageant la nuit. Trois d’entre eux se coulèrent pour dormir dans les petites niches noires qui ressemblaient à des sépulcres, et les trois autres remontèrent sur le pont reprendre le grand travail interrompu de la pêche. Dehors il faisait jour, éternellement jour. Mais c’était une lumière pâle, pâle, qui ne ressemblait à rien ; elle traînait sur les choses comme des reflets de soleil mort. Autour d’eux, tout de suite commençait un vide immense qui n’était d’aucune couleur, et en dehors des planches de leur navire, tout semblait diaphane, impalpable, chimérique.
L’œil saisissait à peine ce qui devait être la mer : d’abord cela prenait l’aspect d’une sorte de miroir tremblant qui n’aurait aucune image à refléter ; en se prolongeant, cela paraissait devenir une plaine de vapeur, – et puis, plus rien ; cela n’avait ni horizon ni contours. La fraîcheur humide de l’air était plus intense, plus pénétrante que du vrai froid, et, en respirant, on sentait très fort le goût de sel. Tout était calme et il ne pleuvait plus ; en haut, des nuages informes et incolores semblaient contenir cette lumière latente qui ne s’expliquait pas ; on voyait clair, en ayant cependant conscience de la nuit, et toutes ces pâleurs des choses n’étaient d’aucune nuance pouvant être nommée.
Yann et Sylvestre avaient préparé très vite leurs hameçons et leurs lignes, tandis que l’autre ouvrait un baril de sel et, aiguisant son grand couteau, s’asseyait derrière eux pour attendre. Ce ne fut pas long. À peine avaient-ils jeté leurs lignes dans cette eau tranquille et froide, ils les relevèrent avec des poissons lourds, d’un gris luisant d’acier. Et toujours, et toujours, les morues vives se faisaient prendre ; c’était rapide et incessant, cette pêche silencieuse. L’autre éventrait, avec son grand couteau, aplatissait, salait, comptait, et la saumure qui devait faire leur fortune au retour s’empilait derrière eux, toute ruisselante et fraîche.
Les heures passaient monotones, et, dans les grandes régions vides du dehors, lentement la lumière changeait ; elle semblait maintenant plus réelle. Ce qui avait été un crépuscule blême, une espèce de soir d’été hyperborée, devenait à présent, sans intermède de nuit, quelque chose comme une aurore, que tous les miroirs de la mer reflétaient en vagues traînées roses... Ils avaient tous veillé la nuit d’avant et attrapé, en trente heures, plus de mille morues très grosses ; aussi leurs bras forts étaient las, et ils s’endormaient. Leur corps veillait seul, et continuait de lui-même sa manœuvre de pêche, tandis que, par instants, leur esprit flottait en plein sommeil. Mais cet air du large qu’ils respiraient était vierge comme aux premiers jours du monde, et si vivifiant que, malgré leur fatigue, ils se sentaient la poitrine dilatée et les joues fraîches.
Dans ce ciel très couvert, très épais, il y avait çà et là des déchirures, comme des percées dans un dôme, par où arrivaient de grands rayons couleur d’argent rose. Les nuages inférieurs étaient disposés en une bande d’ombre intense, faisant tout le tour des eaux, emplissant les lointains d’indécision et d’obscurité. Ils donnaient l’illusion d’un espace fermé, d’une limite ; ils étaient comme des rideaux tirés sur l’infini, comme des voiles tendus pour cacher de trop gigantesques mystères qui eussent troublé l’imagination des hommes.
Et puis, avec les premières brumes de l’automne, on rentre au foyer, à Paimpol ou dans les chaumières éparses du pays de Goëlo, s’occuper pour un temps de famille et d’amour, de mariages et de naissances. Presque toujours on trouve là des petits nouveau-nés, conçus l’hiver d’avant, et qui attendent des parrains pour recevoir le sacrement du baptême : – il faut beaucoup d’enfants à ces races de pêcheurs que l’Islande dévore.